Si l’on ne peut plus dire et écrire ce que l’on pense sans être inquiété, on ne vit plus dans une libre république. Et si l’on ne peut plus dire et écrire ce que l’on pense en tant que professeur de philosophie, on ne vit même plus dans un monde sensé.
Le 21 avril 2023, j’ai reçu une lettre recommandée m’informant que le ministre de l’éducation nationale avait décidé de m’exclure temporairement de mes fonctions pour une durée de trois mois. Depuis ce jour, je suis privé de tout salaire, de mes droits à la retraite et à l’avancement, et ce uniquement en raison de quelques propos qui déplaisent tenus sur Twitter ainsi que sur des chaînes de radio et de télévision.
Le dimanche 30 avril 2023, j’ai décidé d’en faire état sur Twitter en pensant premièrement à mes élèves, à qui j’ai voulu être utile même en cette circonstance : en effet, sans cette publication qui n’a pas laissé indifférent, le rectorat de l’académie d’Aix-Marseille n’aurait pas cherché ni trouvé si vite un agent contractuel pour me remplacer, lui qui le 2 mai n’avait toujours pas informé mon chef d’établissement de la sanction qui m’avait été infligée par un arrêté daté du 11 avril…
Un mois après cette publication, mes pensées vont toujours en premier lieu à mes élèves, que l’on a injustement privés de leur professeur à quelques semaines de l’épreuve de philosophie du baccalauréat. Ils sont les victimes collatérales de la désinvolture d’un ministère qui est coutumier du fait puisque ne pas donner aux jeunes gens l’instruction qui leur est due est le dénominateur commun des réformes qui s’abattent sur l’institution scolaire depuis quarante ans.
Le 7 mai 2023, interrogé sur la suspension de deux professeurs de philosophie à cause de leurs tweets lors d’une émission politique diffusée sur la chaîne de télévision France 3, le ministre de l’éducation nationale l’a justifiée en me visant particulièrement après avoir qualifié mes propos d’« injurieux, outranciers et complotistes [sic] » en sortant de son veston un petit carton pour lire un tweet dans lequel j’affirme que les députés qui voteront la loi instaurant le « passe vaccinal » sont les héritiers de ceux qui ont permis l’adoption du statut des juifs. Ce tweet du 28 décembre 2021 avait également fait l’objet d’une plainte de la députée Aurore Bergé. A sa suite, plusieurs députés du même groupe avaient annoncé qu’ils porteraient plainte à leur tour contre moi, certains en s’interrogeant publiquement sur mes compétences à enseigner la philosophie. Quelques députés et d’autres personnalités publiques ont même été alors jusqu’à réclamer que je sois « viré » de l’éducation nationale sans tarder ! Il semble que leurs vœux aient été en partie exaucés.
Tout cela est en vérité ubuesque. Aucun des propos qui me sont reprochés n’est évidemment contraire aux lois, comme on le vérifiera ici. J’ai parfaitement le droit de dire et d’écrire ce que je pense, quitte à déplaire ou choquer. Dans un État démocratique, on débat, on échange des arguments, on s’invective aussi parfois, mais on ne coupe pas la tête à ses contradicteurs, on ne leur coupe pas la langue, on ne leur coupe pas les mains et on ne leur coupe pas les vivres non plus !
Je souligne que la sanction qui m’est infligée porte uniquement sur les opinions que j’ai exprimées : rien ne m’est reproché ni dans l’exercice de mes fonctions ni à l’occasion de celles-ci. Quant au devoir de réserve, il n’est invoqué en l’espèce que pour donner à un procès politique l’allure d’une procédure disciplinaire banale. Il n’est cependant pas banal qu’un pouvoir politique, régulièrement élu et proclamant du matin au soir son attachement aux valeurs de la République, s’en prenne ainsi à un professeur de philosophie.
J’ai confié à mon avocat le soin d’exercer en mon nom un recours devant le tribunal administratif contre cette sanction disproportionnée et sans fondement. Je vais aussi déposer plainte à mon tour auprès du tribunal judiciaire car je veux que toute la lumière soit faite sur les conditions dans lesquelles cette pseudo-procédure disciplinaire a été engagée contre moi et sur les multiples infractions pénales qui sont susceptibles d’avoir été commises à cette occasion.
Pour autant, « l’affaire René Chiche », comme elle a été nommée parfois, ne concerne pas uniquement René Chiche, elle est aussi l’affaire de tous. Si l’on ne peut plus dire et écrire ce que l’on pense sans être inquiété, on ne vit plus dans une libre république. Et si l’on ne peut plus dire et écrire ce que l’on pense en tant que professeur de philosophie, on ne vit même plus dans un monde sensé. Je ne saisis donc pas la justice uniquement pour faire annuler une sanction qui n’a pas lieu d’être mais aussi dans l’espoir de contribuer par là, depuis mon poste et avec mes modestes capacités, à assainir le débat public. Il n’est plus supportable en effet que la moindre contestation un tant soit peu sérieuse et radicale des politiques conduites par le gouvernement soit immédiatement disqualifiée comme relevant du « complotisme », ce nouveau refuge de la paresse intellectuelle. Il n’est pas davantage tolérable que des personnes souvent brillantes dans leur domaine, de professions, de sensibilités et d’horizons très divers, deviennent les proies désignées d’une véritable chasse aux sorcières qui, au moyen de procédures judiciaires, ordinales ou administratives en apparence normales, vise à criminaliser des propos qui dérangent ou des opinions qui ne sont pas conformes à la doxa. Il ne s’agit pas là de choses anecdotiques mais d’atteintes graves aux fondements de toute société démocratique. Je suis décidé à les combattre de toutes mes forces en tant que citoyen, en tant qu’auteur, en tant que représentant syndical aussi, et surtout en tant que professeur de philosophie, que cela plaise ou non aux petits despotes à boutons de manchettes qui voudraient me faire taire.
Je ne me tairai donc pas. – R.C.
Les documents
Pourquoi et comment un professeur de philosophie, responsable syndical, a été suspendu. Des documents édifiants.
Requêtes de René Chiche et du syndicat Action & Démocratie pour défendre la liberté d’expression.