Il fut un temps où professeur était encore un métier intellectuel, un temps où, en tant qu’intellectuel, le professeur prenait part à la vie de la cité, que sa contribution au débat public soit politique, syndicale ou purement spéculative. Non seulement ce temps paraît révolu, mais il semble qu’au plus haut niveau de l’État, on œuvre à entraver – ou du moins à contraindre très fortement – la liberté d’expression des professeurs, particulièrement lorsqu’elle est synonyme de prise de distance par rapport aux dogmes. L’Éducation nationale, nous le savions, aime les dogmes et prospère sur leur multiplication, d’autant plus qu’elle en change assez régulièrement. Cependant, jusqu’ici, le dogme était essentiellement pédagogique (« inclusion », « constructivisme », « classe inversée », « différenciation »… ) et sa critique pouvait valoir, au pire, une évolution de carrière ralentie ; depuis quelques jours, il apparaît clairement que le dogme est aussi idéologique et que tout écart par rapport à la ligne peut être très durement sanctionné.
Notre collègue René Chiche, professeur de philosophie et vice-président du syndicat, Action & Démocratie CFE-CGC, en fait les frais et en pâtit lourdement. Nous avons appris avec stupeur et colère sa suspension pour trois mois sans traitement, justifiée par une sélection de quelques tweets et de prises de parole dans les médias concernant la politique sanitaire du gouvernement ou impliquant des personnalités publiques, dans une langue certes verte et parfois polémique, mais jamais hors-la-loi. À en croire ses accusateurs, ses prises de paroles seraient d’autant moins tolérables que René Chiche aurait « [mis] en avant sa qualité de professeur » pour tenir publiquement ces propos « de nature à impacter [sic] le bon fonctionnement du service public » ; bref, il aurait outrepassé son devoir de réserve. Une telle affaire semblait impossible aux professeurs de bonne volonté que nous sommes, nous qui nous croyions libres de penser et de dire ce que nous pensons, nourris à la mamelle de « l’école de la confiance » de Jean-Michel Blanquer et à celle, plus fiable et rassurante, de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Confiance et liberté d’expression n’étaient-elles que des antiphrases ? Fallait-il entendre méfiance et liberté de se taire ? Des enseignants manifestement plus prudents ou moins naïfs l’avaient pourtant senti venir, qui ne s’expriment plus sur les réseaux sociaux que depuis des comptes anonymes… et on leur fiche la paix. L’anonymat devient donc, dans l’Éducation nationale, le palliatif du devoir de réserve : notre employeur voit d’un mauvais œil que nous nous exprimions en notre nom, mais il souffrirait que nous le fassions sous pseudonyme.
Cette sanction nous inquiète autant qu’elle nous heurte, tant les mots que le ministère emploie pour la motiver et ceux dont le ministre lui-même use pour commenter la décision de son administration nous paraissent mal choisis. Tout d’abord, qu’est-ce que « mettre en avant sa qualité de professeur » ? Ne pourra-t-on plus signaler, dans la notice biographique de nos comptes privés ou dans nos interventions médiatisées, que nous exerçons ce métier, alors qu’il est une composante de notre identité et, souvent, le fondement même de notre intervention ès qualité – d’autant plus que nous sommes, pour certains d’entre nous, représentants d’organisations syndicales ? Ensuite, qu’est-ce qu’« impacter le bon fonctionnement du service public », hormis un emprunt lexical au globish et une entorse à la vérité ? En quoi les prises de parole publiques et les tweets de René Chiche ont-ils eu quelque impact que ce soit sur le « service public d’éducation », c’est-à-dire sur la qualité de l’enseignement que notre collègue délivre en classe et, plus largement, sur l’ordre républicain dans son lycée ? Ses propos ont-ils soulevé des foules, déclenché des émotions populaires et des charivaris ? Aucunement. S’agissant du « devoir de réserve », qui mériterait à lui seul qu’on lui consacrât un livre, il n’existe pas dans la loi (aucune mention n’en est faite dans l’article L.121 du Code général de la fonction publique qui fixe les obligations des fonctionnaires) et il n’est construit que de façon jurisprudentielle, découlant de l’obligation de neutralité ; autrement dit, si l’administration décide de façon discrétionnaire de ce qui relève ou pas du devoir de réserve, c’est au juge administratif qu’il appartient de l’approuver ou de la contredire. « Oh, les belles choses ! », pourrait-on dire avec Monsieur Jourdain devant ces délicieux raffinements paperassiers qui nous semblent être surtout un bon moyen de museler les citoyens de seconde zone que semblent être devenus les fonctionnaires, ou d’établir à leur endroit le délit d’opinion. Le site officiel de l’administration française (service-public.fr) précise cependant qu’« un responsable syndical agissant dans le cadre de son mandat bénéficie […] de plus de liberté ». René Chiche est bien responsable syndical, toujours en mandat et membre du Conseil supérieur de l’éducation : il ne semble pas qu’il ait, en la matière, bénéficié de « plus de liberté » qu’un autre…
Mais ce qui nous aura choqué encore davantage est la réaction du ministre Pap Ndiaye sur le plateau de France 3 le dimanche 30 mars, alors qu’il était interrogé sur ce que l’on nomme à présent « l’affaire René Chiche » : « ce type de propos n’entre pas dans le droit de libre expression [sic] », dit-il d’un tweet de notre collègue qu’il sort de la poche intérieure de sa veste ; « on parle de propos outranciers, complotistes, injurieux », précise-t-il peu après. D’une part, il faudra nous expliquer le concept de « droit de libre expression » qu’il semble forger sur place. D’autre part – et cela est véritablement de nature à inquiéter les professeurs, comme l’Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public et l’Association des Professeurs de Lettres l’expliquent dans leurs récents communiqués –, il semble que monsieur le ministre assume, en direct et sans scrupule, le rôle d’arbitre des élégances, décidant à lui seul de ce qui relève ou pas de notre liberté d’expression, se substituant aux juges, après avoir paradoxalement rappelé que « le droit d’expression [sic] est évidemment garanti ». Cet arbitrage fantaisiste est d’autant plus gênant de la part d’un ministre qu’il se fait à grand renfort de qualificatifs invalidants, parmi lesquels l’indétrônable « complotiste » qui, avec ses habituels corrélatifs « antivax », « séditieux », « d’extrême-droite » etc., a l’immense mérite de clore le débat avant même qu’il n’ait eu lieu. Qu’est-ce qui, dans le tweet qu’il lit sur le plateau, relève à ses yeux du « complotisme » ? Nous ne le saurons jamais. Demain, nous pourrons tous être accusés de complotisme ou déclarés coupables d’atteinte au bon fonctionnement du service public, parce que nous aurons écrit ce que nous pensons du « Pacte enseignant » ou du saccage de la voie professionnelle qui se déroule pendant qu’on regarde ailleurs. Un intellectuel de l’envergure de Pap Ndiaye qui se dit plus souvent qu’à son tour attaché à la démocratie – régime dont le paradigme est celui du débat contradictoire – pouvait nous laisser attendre mieux ; lui dont nous avions accueilli – et dont René Chiche lui-même avait accueilli – la nomination à la tête de l’Éducation nationale comme un espoir possible, aurait dû se passer de ce genre de raccourcis qui dissimulent sans succès la vacuité de son accusation.
René Chiche gêne, de toute évidence ; il dérange, il provoque, dans un style qui est le sien sur les réseaux sociaux, volontiers satirique, parfois pamphlétaire, mais qui laisse toujours la porte ouverte à la pluralité des opinions : ses propos trouvent suffisamment de contradicteurs, des plus délicats aux plus rustres, pour que nous soyons rassurés à cet égard. Notre administration a voulu faire de lui un exemple facile, à moindre coût, comme elle le fait, pour des motifs similaires, avec Franklin Nyamsi, professeur de philosophie qui a, lui aussi, l’heur de déplaire. C’est assurément un coup porté à l’ensemble des professeurs et à tous ceux qui sont attachés à leur liberté. Nous ne pouvons nous empêcher de lire la sanction qui s’abat sur lui – et si disproportionnée, même pour un prétendu manquement au devoir de réserve – comme un coup porté à l’organisation syndicale dont il est le porte-parole et dont le discours énergique sur l’état de l’école dérange lui aussi. Existe-t-il derrière ces sanctions qui portent atteinte à la liberté d’expression une volonté déguisée de répression syndicale ?
Nous soutiendrons avec la même détermination tous ceux qui, comme René Chiche, sont ou seront menacés dans leur libre expression au motif qu’ils sont personnels de l’Éducation nationale ou, plus largement, fonctionnaires. Nous considérons que cette libre expression doit redevenir une cause nationale.
René Chiche ne se taira pas, nous continuerons à ne pas nous taire, et ce sous nos vrais noms, sans anonymat et sans pratiquer la langue de bois. Nous devons nous réapproprier ce qu’Ernesto Sabato appelait « cet incorruptible droit à la divergence », quitte à en faire un devoir de divergence.
Tribune collective, 24 mai 2023
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